Dans cette page, nous allons vous narrer la longue et si souvent tumultueuse histoire du carnaval que nous chérissons dans notre bonne vieille cité de Jean Bart ! Vous constaterez que cette “religion” tire sans aucun doute sa force et sa popularité actuelles des nombreux drames qui ont frappé régulièrement notre région et son peuple.
les “foyes” de la période islandaise de Dunkerque
Dès le XVIIème siècle, des festivités ont lieu à Dunkerque lors des jours gras. Des sorties avec masques et chants prennent déjà place dans la cité et constituent la dernière occasion de se divertir avant l'austère période du Carême qui se profile. Ces “bacchanales” ne sont pas bien sûr l'apanage de la Flandre maritime à cette époque. Partout, en terres chrétiennes, les jours gras permettent au peuple de connaître de rares moments de joie et de liesse dans une existence laborieuse et difficile. Toutefois à Dunkerque, ces festivités vont prendre une tournure originale du fait du caractère portuaire de la ville. En effet depuis le début du XVIIème siècle des centaines de pêcheurs de morue quittent Dunkerque le mercredi des Cendres et voguent vers les terres volcaniques d'Islande. Leur séjour dans les eaux arctiques dure alors plus de six mois. L'aventure est risquée et de nombreux pêcheurs ne revinrent jamais. Veuves et orphelins doivent alors vivre de la charité. Pour prévenir cette misère, les armateurs dunkerquois offraient avant même le départ une partie de la solde en guise de pécule pour les familles restées à terre.
Un départ pour l'Islande à la fin du XIXème siècle.
Les conditions de vie et de travail des pêcheurs étaient encore en de nombreux points similaires à celles de leurs prédécesseurs des premières “foyes”.
Cette rentrée d'argent était aussi l'occasion pour les marins de faire une dernière fête, appelée “folhuiys” ou “foye”. Très souvent, les patrons participaient financièrement à ces libations. Elles se terminaient chaque année par un défilé dans les rues de Dunkerque, derrière une musique composée de violons, fifres et tambours. Les chants étaient tous en flamand, langue parlée à cette époque dans la région et le parcours était jalonné d'étapes arrosées dans les estaminets. Toutes ressemblances avec un événement bien connu de par chez nous ne seraient pas fortuites…
Un développement des festivités
La fête évolue au XVIIIème siècle : aux pêcheurs se joignent dans le défilé, les familles puis le reste de la société dunkerquoise. On continue toutefois à parler de “visshersbende” ou “vischerbende” (bande de pêcheurs) car on ne saurait renier le rôle primordial joué par les morutiers dans l'éclosion du carnaval à Dunkerque. Les participants se parent de masques, propres aux célébrations des jours gras qui complètent leurs “fouffes” (oripeaux trouvés dans les greniers). En 1847, pour la première fois, les parapluies sont de sortie lors d'une bande pluvieuse. L'habitude ne se perdra plus jamais chez les carnavaleux de se parer de leurs plus beaux parapluies multicolores (les célèbres 'berguenaeres“).
La bande des pĂŞcheurs en 1868.
Sur ce dessin aquarellé de Jean Dumont publié dans le livre de Jacques Tillie Dunkerque en Flandre, on distingue en arrière-plan les navires des Islandais, et au premier plan un figueman.
Au début du XIXème siècle, le défilé coloré et un brin anarchique du lundi gras se termine désormais par des bals. Ceux-ci sont organisés par des associations philanthropiques afin de récolter des fonds à l'attention des veuves et des orphelins des pêcheurs disparus en mer. On assiste ainsi à un dédoublement du carnaval avec d'un côté les défilés ou bandes, manifestations diurnes, extérieures et consensuelles et de l'autre les bals, rassemblements nocturnes, intérieurs et marqués par un fort cloisonnement social. En effet, chaque classe sociale dunkerquoise s'approprie un bal et dénigre à s'immiscer dans les autres. Cela explique la multiplication de ces nuits carnavalesques et donc inéluctablement l'allongement de la période de fête qui dépasse largement le cadre des jours gras. Ainsi, en 1847, la municipalité donne l'autorisation de poursuivre les festivités jusqu'au dimanche de la Violette pour pouvoir reporter la bande du lundi gras mise à mal à cause du temps catastrophique. Désormais, l'habitude est prise d'empiéter sur la période du Carême, ce qui mécontente le clergé.
lié à la fin de la pêche à la morue
A la fin du XIXème siècle, certains défenseurs du carnaval “traditionnel” regrettent déjà l'allongement du carnaval, la montée en puissance des bals et surtout le déclin de la Vischerbende où désormais les promeneurs (nos “Lillois”) sont plus nombreux que les carnavaleux. J'ouvre ici un aparté : carnavaleux est un terme utilisé uniquement à Dunkerque pour désigner un masque alors qu'à Nice, à Rio, on parlera de carnavalier. Pourquoi ? Ca, je ne peux vous le dire, mais à priori, un nom en “eux” fait plus populaire, plus argot qu'un nom en “ier”, ce qui symbolise notre carnaval, plus gouaille que classe.
La carnaval de Dunkerque en 1900. On y distingue, bien entendu, Jean Bart en haut d'son zelt'che.
Aquarelle d'Orlando Norie
(musée de Dunkerque, photgraphie Grafic Foto)
Après avoir connu son apogée au milieu du XIXème siècle, la pêche à la morue décline à Dunkerque en cette fin de siècle. Les oiseaux de mauvais augure (presse, pères-la-morale…) sont nombreux à prédire que cette chute d'une activité traditionnelle dunkerquoise entraînera celle du carnaval. Mais celui-ci en a déjà vu et en verra d'autres dans ce siècle qui s'annonce. La bande a ainsi été annulée deux fois : en 1814 à la suite de l'inondation de la Flandre maritime ordonnée par Napoléon pour ralentir les troupes de la 6ème coalition et en 1871 en signe de deuil après la défaite de 1870. Seuls de graves motifs peuvent arrêter le carnaval. Pour lutter contre une perte d'identité bien réelle (les masques des bals ne sont pas ceux des bandes et inversement) et relancer la Vischerbende, victime du succès des bals, la municipalité réunit en 1906 les associations dunkerquoises au sein d'une “commission du carnaval”. On y retrouve des noms bien connus comme la Jeune France, le Sporting dunkerquois et d'autres tombés dans l'oubli (le Bicycle Club Jean Bart, le Club des Décadents…). Ce comité doit trouver des solutions financières, festives au marasme carnavalesque pour sauver ainsi une attraction touristique avec ses nombreux visiteurs lillois et parisiens (déjà !). On fait appel à la générosité des commerçants, des particuliers.
La bande des pĂŞcheurs de Dunkerque en 1912, peinte par Gaston Vincke.
(musée de Dunkerque, photgraphie Grafic Foto)
La bande de 1906 est somptueuse avec de nombreux musiciens, un spectacle “de feu” Place Jean Bart en fin de journée…Les Dunkerquois réservent un très bon accueil à cette tentative de relance de la Vischerbende qu'ils viennent en cletche ou en simples promeneurs. Le maire Alfred Dumont dit Fret'ch vient de sauver le carnaval avec l'aide de quelques swatelaeres. On va en reprendre pour un bout de temps !
Le carnaval va traverser le XXème siècle en subissant d'abord deux guerres mondiales qui vont lui font faire grand mal : annulation de 1915 à 1919 puis de 1940 à 1945. Mais jamais, au grand jamais malgré les drames vécus par Dunkerque (ville détruite à 80%, dernière ville française libérée le 9 mai 1945, le lendemain de l'Armistice, des milliers de morts, d'exilés…), on ne pourra annoncer le décès de Monsieur Carnaval. Les Dunkerquois sont viscéralement attachés à leur “religion” et la pratiqueront tant qu'ils auront la force et la volonté. Ainsi une des bandes les plus épiques et grandioses fut celle de février 1946. Au milieu des ruines et des baraquements, des centaines de Dunkerquois déguisés à la va-vite participèrent à la renaissance de leur coutume, sept longues années après (une éternité !)…
La bande en 1946. Cette photographie prise par Louis Fauquembergue montre l'étendue des dégâts causés par les bombardements : elle a été prise aux alentours de la place de la République.
La dernière annulation du carnaval aura lieu en 1991 lors de la guerre du Golfe pour raisons de sécurité. C'est l'époque de Vigipirate : on craint d'éventuels attentats lors de ces imposants rassemblements que sont les bals et bandes. De plus en temps de guerre, toute festivité est incongrue. Toutefois, sous l'égide des indépendants, la célèbre “bande annulée” va voir le jour à St-Pol-sur-Mer puis à Dunkerque. Des centaines de masquelours malgré les interdits vont faire la bande comme si. Ces évènements épiques sont rentrés dans la mémoire carnavalesque : on vient d'ailleurs de fêter les 10 ans de la bande annulée avec inauguration d'une place portant son nom.
La bande de Malo en 1957.
Elle est si grande…
(photographie : collection Claude Burnod)
Le carnaval est également sensible à la santé économique de Dunkerque. Lors des années de crise (avant-guerre, milieu des années 80 avec la fermeture des chantiers navals…), les carnavaleux n'ont pas l'argent ni peut-être la motivation à faire la fête et cela se ressent au niveau des affluences et de l'ambiance. Au niveau forme, le carnaval va bien évoluer au cours de ce siècle avec l'apparition des cuivres dans la clique en 1924. Ils rejoignent ainsi les fifres et tambours pour composer cette musique unique au monde, qui fera bouger du popotin n'importe quel Dunkerquois (ou presque). Le répertoire des chansons s'étoffe avec la récupération d'airs folkloriques traditionnels (comme l'hymne à Co-Pinard basé sur le fameux air écossais Amazing Grace) ou la création de morceaux originaux (la plupart des airs des Prout).
à l'entrée dans le XXIème siècle *
Comme vous avez pu le constater, l'histoire du carnaval est assez tumultueuse mais comment pourrait-il en être autrement pour une coutume qui va fêter ses 500 ans. Elle a su s'adapter, se transformer pour perdurer. Il ne sert à rien comme certains “traditionnalistes” du carnaval de regretter le temps passé. Ce carnaval vit : des traditions meurent (disparition des figueman, des chansons tombent dans l'oubli…) alors que d'autres apparaissent ou réapparaissent (renouveau des avant-bandes, multiplication des bandes et bals en campagne et dans le Dunkerquois). Il faut juste le protéger de certains abus : non à la récupération commerciale (halte aux ricarnaval de sinistre mémoire, au site web CarnavaldeDunkerque.com qui parle de tout sauf de notre carnaval), à la violence (un chahut, ça a ses règles !) et à l'alcoolisme. C'est pourquoi, je souscris à la charte du carnaval rédigée par deux carnavaleux pour inculquer à tous et surtout aux plus jeunes le respect de cette tradition que nous recevons en héritage de nos parents. Transmettons-la en l'ayant modernisée (par le web par exemple) mais en lui gardant son caractère unique, sa force…
Plus jamais ça !
Le carnaval n'est pas Ă vendre !
(d'après une photographie de La Voix Du Nord)