Jean Wispelaere etait incontestablement une figure du carnaval dunkerquois. Musicien et carnavaleux depuis toujours, il etait membre de l'Harmonie Batterie de Dunkerque-Malo qui organisait dans le temps le Bal de la violette avec les Sapeurs Pompiers. Il a laissé une trace indélébile dans le carnaval de Dunkerque en écrivant, composant et interprétant des chansons devenues de véritables « standards » de la chapelle… « Au parc de la marine », « Restons français », « Bollezeele » et « Quand je mange des klippers » sont nées sous sa plume et ont pris vie grâce à sa voix. Une voix animée par un accent dunkerquois inimitablement chaleureux, au service d'un franc-parler qui fait qu'en matière de carnaval et de traditions, Jean Wispelaere a toujours eu beaucoup de choses à dire. Comme ce matin de décembre où, dans un café malouin, il a gentiment accepté de répondre à nos questions… et d'emporter, pour la goûter, une bouteille de Bière des Kiekeun Reusche !
Jean Wispelaere nous a quitté en 2006, nous le gardons chaleureusement dans nos memoires.
Vous souvenez-vous de votre première bande ?
Oui, mais il faut dire que de mon temps on allait dans la bande moins jeune que maintenant. Maintenant, on commence tôt. Moi, à l'époque, j'avais déjà seize ans. Et finalement j'ai très peu fait la bande, parce que j'étais musicien. Très vite j'ai commencé à jouer dans les bals de carnaval, donc à ce moment là je ne pouvais pas être à la fois dans la salle et sur la scène. Et puis je me suis mis à faire la bande, à faire vraiment carnaval, le jour où j'ai arrêté de faire de la musique… je n'étais donc pas si jeune que cela !
Et aujourd'hui, vous constatez une évolution dans l'ambiance des bandes et des bals ?
Malheureusement, oui. Il y a beaucoup de sauvagerie maintenant, avant ça se passait mieux. Maintenant je ne fais plus la bande mais les dernières fois où je l'ai faite, il y avait beaucoup de bagarres, de castagne, de mauvais coups. Ce n'était pas intéressant. Je pense que ça se passe également dans les bals puisque je m'aperçois que dans les bals maintenant on est obligé d'utiliser des gardes avec des chiens… C'est malheureux !
A cause de quoi à votre avis ? Parce qu'il y plus de monde ? Parce que le comportement des carnavaleux a changé ?
Du monde, il y en a toujours eu, mais disons que maintenant les salles sont plus grandes. Avant à Dunkerque il n'y avait qu'une seule salle, c'était la salle des pompiers. Tous les bals de carnaval se faisaient dans cette salle. Il y avait une salle au premier étage et une au second. Au premier, c'était la salle où il y avait les chahuts. Il y avait deux orchestres, quand même. Et en bas, c'était plutôt l'ambiance musette, il y avait deux accordéonistes. Et il y avait beaucoup de monde, parce qu'il y avait beaucoup de monde dans l'escalier ! Au cours de la nuit, ça commençait à s'étaler sur les marches…
Jean Wispelaere lors de l'enregistrement
de ses titres figurant sur le disque
“Y'a pas que des prouts qui chantent”
(photo tirée du livret)
Mais cette salle a dû être abandonnée parce que c'était un vieux bâtiment et quand on faisait un bal de carnaval, les pompiers étaient obligés d'étayer le sol parce que le plancher était usé.. Alors après ça a été interdit, et il y a eu la salle du casino. Il n'y avait pas beaucoup de salles à Dunkerque ; il y en avait quelques unes à Rosendaël.
Actuellement, on parle beaucoup de la fin des bals au Kursaal, d'ici quelques années. Pensez-vous alors qu'il serait possible de retrouver ce type de situation : quelques petites et moyennes salles éclatées sur Dunkerque, Malo…
Je crois qu'il faudra toujours une grande salle, pour les grandes manifestations comme le Sporting ou les Corsaires. Le reproche que je peux faire maintenant, c'est que le carnaval ça dure trop longtemps. On est bientôt en carnaval cinq mois par an. Et ce qui m'étonne c'est que malgré l'abondance de bals, il y a du monde partout. On dit toujours qu'il n'y a pas d'argent, mais pour ça de l'argent on en trouve…
Le carnaval a peut être aussi été commercialisé pour qu'il dure plus longtemps, rapporte plus d'argent.
Et puis le carnaval de Dunkerque sert aussi pour l'image de marque puisqu'on voit maintenant dans toute la campagne environnante des soirées « Carnaval » ou « Ambiance Dunkerque ». Et il y a un truc auquel je suis totalement opposé, c'est d'aller faire la bande en dehors de Dunkerque. Aller faire le pitre à Paris, ça je ne suis pas du tout d'accord ! J'estime que les gens qui veulent voir le carnaval, c'est à eux de venir ici : ce n'est pas à nous d'aller exporter le carnaval. D'ailleurs ça ne signifie pas grand chose parce que même trois cents bonhommes qui chahutent dans les rues de Paris, ça ne représente pas vraiment le carnaval… Il y a un effet de foule, de masse, d'ambiance, qu'on ne peut retrouver qu'ici, à Dunkerque, à Malo, Rosendaël…
Il y avait pourtant auparavant l'association Les Swatelaeres, à Lille, qui était reconnue et qui avait son bal…
Oui, j'ai même joué au premier bal des Swatelaeres à Lille. Ça me rappelle d'ailleurs une anecdote : une fois j'étais allé jouer pour un bal, à Lille, qui se passait dans les sous-sols de la Nouvelle Bourse. Je jouais à l'époque avec l'orchestre Vermet, et en faisant le pitre, en voulant jouer au tambour major, j'ai lancé en l'air le pavillon de mon trombone. Malheureusement, je ne l'ai pas rattrapé : le pavillon est tombé sur le carrelage et s'est retourné comme une chaussette ! J'ai été pris par l'ambiance. Je me rappelle aussi que quand on jouait dans la salle des pompiers, pour gagner de la place, ils avaient placé l'orchestre sur une estrade. C'était une estrade en tubes, assez haute. Et il y avait, en dessous de l'estrade, le buffet-champagne, avec quelques tables. Nous, on jouait là-haut. C'était le bal des Corsaires, et pour que ça fasse bien dans le décor, ils avaient mis une échelle de corde : ça faisait plus « marine » qu'une échelle normale. Mais alors pour monter là-haut avec les instruments, sur une échelle de corde, c'était pas facile. Si bien que l'ennui c'est que quand on était là pour toute la nuit, pour aller pisser c'était emmerdant. Et comme il y avait cet échafaudage en tubes, avec les tubes qui s'arrêtaient à notre hauteur, alors ils pissaient dedans. On regardait le buffet-champagne en dessous et on voyait des grandes flaques… Il y avait les mecs qui sirotaient le champagne et ils pissaient au-dessus !
Depuis quelques années, il y a beaucoup de nouvelles chansons de carnaval, celles des Prouts en particulier, avec lesquels vous avez collaboré. Que pensez-vous du succès rencontré par ces nouvelles chansons : ne pensez -vous pas que celles-ci prennent le pas sur les anciennes ?
Il y a une chose avec laquelle je ne suis pas d'accord, et qui en effet prend le pas, c'est le Salut à Cô-Pinard qui a tendance à supplanter la cantate à Jean Bart. Alors là, je suis pas du tout d'accord : la cantate à Jean Bart c'est quand même l'hymne dunkerquois. L'Hymne à Cô Pinard ce n'est jamais qu'un air écossais, ce n'est pas une création.
Il est vrai que quand par exemple France3 montre des images du rigodon, le jour de la bande, c'est l'Hymne à Cô Pinard que l'on voit, pas la cantate à Jean Bart…
Oui, bien souvent, malheureusement. Et moi je ne suis pas d'accord. Et les vrais Dunkerquois ne sont pas du tout d'accord.
C'est pourtant la confrérie des tambours-majors qui a décidé que cet air serait joué juste avant L'Hymne à Jean Bart. Et puis les paroles sont plus faciles à retenir…
Oui, c'est plus facile à retenir que La cantate à Jean Bart ! Parce que je ne pense pas qu'il y ait beaucoup de Dunkerquois qui connaissent tous les couplets de La cantate à Jean Bart…
Qu'avez-vous pensé, si vous l'avez vu, du film Karnaval ?
Il y a déjà eu plusieurs essais de films sur le carnaval, mais je crois que le carnaval c'est quelque chose d'insaisissable. Il y a toute une ambiance… Il y a beaucoup de gens qui essaient de trouver une explication : pourquoi on fait carnaval, qu'est-ce que ça nous apporte… On ne peut pas expliquer ça. Pourquoi quand on entend les fifres et les tambours on a un petit frisson, on a les cheveux qui se dressent sur la tête… je ne sais pas ! Peut être que les gens qui ne sont pas d'ici ne comprennent pas ça. Mais c'est vrai que moi maintenant, depuis que je ne fais plus carnaval parce que j'ai des problèmes de santé, et bien je m'en vais. Je quitte Dunkerque. Je préfère ne rien voir ni entendre parce que ça me fait trop mal au cœur…
C'est vrai que le carnaval, on le vit différemment quand on est d'ici… Mais il y a maintenant de plus en plus de Lillois, de parisiens même qui viennent faire carnaval.
Ça, c'est un petit peu dommage aussi. C'est pour ça que s'il y a différentes bandes ici dans le coin, les principales étant Dunkerque, Malo et Rosendaël, pendant un moment la bande de Malo était une bande un peu plus snob que la bande de Dunkerque. Je connais beaucoup de gens qui il y a quelques années n'auraient pas manqué de faire la bande de Malo mais qui n'auraient pas voulu faire la bande de Dunkerque.
Justement, en parlant de cet aspect snob, vous ne trouvez pas que certains bals sont devenus vraiment trop chers et réservés à une certaine clientèle ? Comme le bal des Corsaires, où l'entrée est presque à 200 francs ?
C'est toujours trop cher de toute manière ! C'est vrai que c'est une façon de « sélectionner ». Et malgré tout c'est plein. Alors ils auraient tort de ne pas en profiter.
Maintenant, d'un autre côté, il faut dire que les bals -et j'en sais un peu quelque chose puisque je fais partie de l'Harmonie qui organise le bal de La Violette avec les pompiers- ça coûte très cher à organiser maintenant. Et disons qu'à la limite ça ne devient peut-être même plus intéressant parce qu'il y a tout sorte de choses : les normes de sécurité à respecter, il faut du personnel de sécurité avec des chiens, on ne peut plus vendre de la bière en bouteille, on est obligé de faire des canettes en plastique… Encore que nous, au bal de La Violette, ce ne sont quasiment que des musiciens de l'Harmonie qui jouent, donc on n'a pas d'orchestre à payer. Et les orchestres, maintenant, ça coûte cher… Moi, dans le temps, je me rappelle que quand on jouait on avait un tarif horaire, on arrivait avec notre instrument et on jouait tant d'heures. Tandis que maintenant, ils sont moins cons que nous, ils travaillent au cachet !
Vous savez que nous avons créé un site internet : pensez-vous qu'un outil comme internet puisse aider au maintient des traditions ?
Moi, je suis pour tout ce qui peut maintenir les traditions ! Par exemple, un truc qui tend à supplanter la Saint-Martin, c'est Halloween.
C'était justement l'objet de la question suivante, car nous avons aussi l'intention de militer contre Halloween…
C'est un truc qui débarque d'on ne sait pas trop où. Je sais bien que maintenant on a tendance à faire la fête avec tout mais il y a des limites. Dans le temps, il y avait, le mercredi des cendres, les anguilles, maintenant on parle énormément de la foire aux huîtres… C'est du commerce tout ça…
C'est vrai qu'Halloween, ça va un peu loin cette année, on nous a même fait goûter de la bière à la citrouille. C'était évidemment pas terrible…
Encore une fois, c'est du commerce, comme la bière de Noël ou le beaujolais nouveau. Je n'ai rien contre le beaujolais nouveau, mais un amateur de vin préfère le beaujolais qui a vieilli, ou un bon bordeaux…
Nous avons également sur notre site une page consacrée aux géants, et à Reuze Papa en particulier. Le Reuze est abandonnée ces dernières années : il n'est plus réparé, on ne le sort plus beaucoup…
C'est en effet car curieux, car pourtant des géants, il y en a de plus en plus, et il y en a des nouveaux. Il y a même un géant à Tétéghem. On m'avait d'ailleurs demandé de faire des paroles et une musique pour ce géant. Il y a même eu un rassemblement de géants il n'y a pas longtemps à Lille…
Oui, mais le Reuze n'y était pas. Il est trop abîmé et ne peut plus se déplacer. Il y avait à ce rassemblement tous les géants de la région, sauf de Dunkerque. Depuis, une association, Les Amis Du Reuze, a été créée pour essayer de changer tout cela…
Dans le temps, j'ai connu le Reuze qui était traîné par des chevaux. ; c'était mieux qu'avec un tracteur. Normalement, le Reuze est assis et tient les rênes des chevaux. Il a souvent perdu sa tête à cause des câbles du tramway : il avait une tête qui tournait et c'est arrivé qu'il la perde en route. Maintenant, le Reuze, on ne le sort plus ; avant il y avait un cortège à la mi-carême, ça n'existe plus non plus. Les gens ne veulent plus s'emmerder avec ça : dans le temps ce cortège de mi-carême était organisé par les sociétés dunkerquoises. La Jeune France, Les Acharnés, tout le monde faisait un char. C'est toujours pareil, dans toutes les sociétés, c'est toujours les même qui doivent se dévouer. C'est toujours les mêmes qui se tapent le boulot, et du jour où il ne sont plus là, il n'y a plus rien.
Pour conclure, vis à vis de tout ce qui a été évoqué, on va quand même vers une perte des traditions…
Mais on voit bien qu'il y a quand même des jeunes qui essaient de les maintenir !
Propos recueillis le mercredi 29 décembre 1999.